Un acheteur public peut-il imposer aux opérateurs économiques la structure d’un prix dans un marché public ?

 Dans Marchés publics

Le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a répondu par l’affirmative dans une ordonnance n°2210355 du 1er septembre dernier.

Le CCAP prévoyait que le prix de la prestation de transport et d’accompagnement d’enfants en situation de handicap, de leur domicile à l’établissement d’accueil, comporterait un terme fixe journalier s’appliquant aux jours de fonctionnement réels du service et un terme variable, fonction des kilomètres parcourus en charge, c’est-à-dire avec au moins un enfant à bord.

Le terme fixe ne pouvait couvrir que les coûts d’amortissement des biens mis à disposition, de financement du matériel roulant, les charges de structure et les marges.

Le terme kilométrique ne pouvait couvrir que des coûts, coûts de roulage (énergie, entretien, pneumatiques) et de conduite (salaires et charges sociales des conducteurs) à l’exclusion de toute marge, ne serait-ce que pour aléas.

Le CCAP interdisait la couverture des salaires et charges sociales des conducteurs par le terme fixe. Ces salaires et charges sociales ne pouvaient donc être couverts que par le terme variable, kilométrique.

Les opérateurs économiques devaient proposer un terme fixe et un terme kilométrique par tranche de moins de 20 kilomètres, entre 20 et 50 kilomètres et au-delà de 50 kilomètres.

L’acheteur public ne s’engageait toutefois pas sur un kilométrage minimum et ne définissait pas les circuits (point de départ, domiciles des enfants, établissements d’accueil, …).

Premier constat : les opérateurs économiques devaient donc mettre à disposition des moyens humains et matériels et élaborer des offres à plusieurs inconnues (nombre d’enfants à transporter, kilométrage en charge, kilométrage à vide, temps d’approche, temps d’attente, temps de stationnement, temps d’accompagnement de l’enfant en situation de handicap, poids respectif de chaque tranche kilométrique, …).

Deuxième constat : l’acheteur public interdisait aux opérateurs économiques de prendre une marge sur le terme kilométrique puisque ce terme ne pouvait comprendre que des coûts (de roulage et de conduite), en dépit des inconnues précitées, et donc d’inévitables aléas d’exécution.

Considérant, au vu de ses obligations contractuelles (dont celles de durée de travail et de rémunération minimales découlant de la convention collective nationale des transports routiers et des activités auxiliaires du transport) et du document élaboré conjointement par la Fédération Nationale des Transports de Voyageurs (FNTV) et Régions de France, que les salaires et charges sociales des conducteurs constituaient une charge fixe pour les trajets inférieurs à 20 kilomètres, dont le kilométrage était inconnu, charge d’autant plus fixe que ledit kilométrage tendait vers « 0 », un candidat a intégré en toute transparence dans le terme fixe les salaires et charges sociales minimales à payer, quelque soit le kilométrage parcouru. Un conducteur n’est en effet pas payé en fonction des kilomètres parcourus, mais en fonction du temps de travail effectif (article 3121-1 du code du travail).

Appliquant les dispositions précitées du CCAP, l’acheteur public a jugé les offres irrégulières.

Le candidat évincé a alors saisi le juge des référés précontractuels.

La question posée était celle de savoir si le CCAP était légal au regard de liberté du commerce et de l’industrie, de la liberté des prix (article L. 410-2 du code de commerce), d’ordre public, et de l’article L. 1431-1 du code des transports qui oblige à ce que le prix du transport couvre les coûts réels du service. Le candidat évincé produisait à cette fin graphiques, exemples de trajets déficitaires et lettre d’un expert-comptable pour lequel, au vu de ces exemples, il apparaissait clairement que les termes du CCAP ne permettaient pas au candidat évincé de couvrir l’intégralité des coûts induits par la prestation en violation de l’article L. 1431-1 du code des transports.

Ainsi, que ce soit pour la réalisation d’un trajet de 10 kilomètres avec quatre (4) enfants à bord ou pour la réalisation d’un trajet de 10 kilomètres avec un (1) enfant à bord, les salaires et charges sociales des conducteurs sont les mêmes ; contractuellement (du fait de la convention collective) ces derniers devront être payés au moins trois heures.

En revanche, l’opérateur économique sera payé quatre (4) fois moins selon le CCAP, dans l’hypothèse où il n’y a plus qu’un enfant à transporter.

Il serait étonnant que tous les attributaires aient respecté à la lettre le CCAP, c’est-à-dire aient intégré 100 % des salaires et charges sociales des conducteurs dans le terme kilométrique des trajets inférieurs à 20 kilomètres. Mais comme l’acheteur public n’a sollicité aucun justificatif, contrairement à ce qu’impose le Conseil d’Etat (CE, 9 novembre 2015, n°392785), il n’a pas été en mesure de détecter ces offres irrégulières, contrairement à la situation en cause pour laquelle, en toute transparence, le candidat évincé avait proposé un terme kilométrique à « 0 » pour les trajets inférieurs à 20 kilomètres

Au terme d’une dénaturation des pièces du dossier, le juge des référés précontractuels considérant par exemple qu’aucun autre candidat n’avait établi d’offre comportant une terme kilométrique nul, alors que l’acheteur public lui-même produisait une lettre qu’il avait adressé à un candidat lui demandant de préciser si le terme kilométrique pour les trajets inférieurs à 20 kilomètres était bien égal à « 0 »,  ou encore de décomposition identique du prix dans de précédents marchés dont le candidat évincé était titulaire, alors que deux pièces établissaient objectivement le contraire, ou encore d’une confusion entre coûts de conduite et coûts d’entretien, intégrant ces derniers dans les coûts de conduite,  le juge des référés a considéré, au regard de l’article L. 2112-6 du code de la commande publique que, bien que la « décomposition du prix imposée aux candidats (…) n’était pas exempte de défauts« ,  cette décomposition était « conforme au code de la commande publique  (…) et ne [préjudiciait] pas au principe de liberté des prix posé à l’article L. 410-2 du code de commerce, dès lors que les candidats [restaient] libres de déterminer leurs prix en fonction de leurs coûts d’exploitation et marges et [étaient] seulement contraints de les exprimer dans le cadre formel prévu par le CCAP » !

Comprenne qui pourra ou qui voudra.

En théorie, le candidat ainsi évincé dispose d’un recours devant le Conseil d’État.

En réalité, vu la rédaction actuelle de l’article L.551-4 du code de justice administrative, la requête ayant été rejetée, l’acheteur public est autorisé à signer les marchés et les signera bien évidemment. S’ils sont signés avant la saisine du Conseil d’État, le pourvoi sera irrecevable. S’ils sont signés entre la saisine du Conseil d’État et l’audience, ce dernier décidera d’un non-lieu à statuer car le référé précontractuel n’est ouvert qu’à l’encontre de procédures non achevées par la signature du marché !

Il serait temps que le législateur modifie l’article L.551-4 du code de justice administrative afin de proroger la suspension de la signature du contrat jusqu’à la notification d’une décision juridictionnelle « définitive » afin que les opérateurs économiques ait un droit réel et non théorique à un recours en cassation.

Il est donc à craindre que cette décision fasse jurisprudence, jusqu’à ce qu’un autre candidat conteste à nouveau cette décomposition du prix devant un autre juge des référés précontractuels, qui pourrait avoir une lecture différente de données comptables.

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