Quelles limites à l’obligation de conseil des maîtres d’œuvre en marchés publics de travaux ?
Synthèse de l’intervention de Monsieur Pierre-Emmanuel SIMON, rapporteur public au Tribunal administratif de Nantes et de Monsieur François OILLIC, avocat au Barreau de Nantes et médiateur, lors du colloque du 05 avril 2024 organisé conjointement par l’Ordre des Architectes Pays de la Loire et le Barreau de Nantes ayant pour sujet : « Missions de maîtrise d’œuvre : Ensemble relevons le défi ».
1 – L’obligation de conseil du maître d’œuvre
Elle se définit comme l’obligation pour le maître d’œuvre d’attirer l’attention du maître d’ouvrage sur des faits et des actes juridiques de nature à porter préjudice aux intérêts de ce dernier.
Elle n’existe pas en dehors des missions de maîtrise d’œuvre contractuellement confiées au maître d’œuvre. Elle est attachée à ces missions mais ne se confond pas avec elles. Elle en est dissociable.
Elle se fonde sur les clauses du contrat mais aussi sur les articles 12 et 36 du code de déontologie des architectes, et s’étend aux dispositions législatives, réglementaires ou normatives relatives à la construction et à l’habitat (ex. loi dite « MOP », règles de l’art).
Elle ne prend pas fin à la réception de l’ouvrage mais à l’achèvement de la dernière mission d’exécution du marché de maîtrise d’œuvre.
Quand bien même le maître d’œuvre n’aurait commis aucun manquement à cette obligation, sa responsabilité pourrait être engagée en cas de participation à un groupement solidaire momentané d’entreprises de maîtrise d’œuvre, sauf si une convention à laquelle le maître d’ouvrage est partie établit que le maître d’œuvre n’était pas en charge de l’obligation méconnue (CAA Lyon, 25 octobre 2018, n°15LY01256).
2 – L’obligation spécifique de conseil du maître d’œuvre à la réception de l’ouvrage
Elle se définit comme l’obligation pour le maître d’œuvre d’appeler l’attention du maître d’ouvrage sur les désordres faisant obstacle à ce que la réception soit prononcée sans réserve.
Elle n’a cessé de voir son champ d’application s’étendre, des « malfaçons aisément décelables par des maîtres d’œuvre précautionneux » (CE, 08 juin 2005, n°261478), « à la méconnaissance de normes constructives dès le stade de la conception » (CE, 22 décembre 2023, n°472699), en passant par les « vices apparents » (CE, 15 décembre 1965, n°64753), « les vices non apparents dès lors que le maître d’œuvre en avait, pouvait en avoir, ou aurait dû en avoir connaissance » (CE, 28 janvier 2011, n°330693), et « la méconnaissance de l’entrée en vigueur au cours de l’exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l’ouvrage » (CE, 10 décembre 2020, n°432783).
3 – L’obligation spécifique de conseil du maître d’œuvre lors de l’établissement du décompte général
Elle ne se confond pas avec la mission d’assistance du maître d’œuvre au maître d’ouvrage lors de l’établissement du décompte général.
Elle se définit essentiellement comme l’obligation d’attirer l’attention du maître d’ouvrage sur les conséquences juridiques et financières de telle ou telle action ou omission d’agir dans les formes et délais prescrits par le marché public (CCAG-TRAVAUX essentiellement) au stade de l’établissement du décompte général.
Il en est ainsi de l’omission pour le maître d’œuvre de prévenir le maître d’ouvrage que le fait de ne pas porter au passif du décompte général du marché le montant des dommages et intérêts (ou une réserve) que ce dernier pourrait être amené à verser à un tiers du fait d’un manquement du titulaire à ses obligations contractuelles, le prive de toute action future en garantie contre ce titulaire (CE, 06 avril 2007, n°264490).
4 – Les limites à l’obligation de conseil du maître d’œuvre
4.1 – La signature d’un décompte général du marché de maîtrise d’œuvre ne comprenant aucune somme ou réserve relative à un manquement à cette obligation empêche le maître d’ouvrage de rechercher par la suite la responsabilité du maître d’œuvre sur ce fondement (CE, 19 novembre 2018, n°408203).
À défaut de décompte général et définitif du marché de maîtrise d’œuvre, le maître d’ouvrage ne pourra davantage rechercher la responsabilité du maître d’œuvre au-delà du délai de prescription de dix ans dont le point de départ est la réception de l’ouvrage (CE,10 décembre 2020, n°432783).
4.2 – L’inexistence d’un lien de causalité direct et certain entre le préjudice invoqué par le maître d’ouvrage et le manquement du maître d’œuvre à son obligation de conseil, constitue la deuxième limite à la mise en jeu de la responsabilité du maître d’œuvre pour défaut de conseil.
L’engagement de la responsabilité du maître d’œuvre nécessite en effet, cumulativement, une faute (manquement à une obligation contractuelle), un préjudice et un lien de causalité direct et certain entre la faute et le préjudice invoqués.
Le manquement à l’obligation de conseil du maître d’œuvre à la réception peut ainsi être sans lien de causalité direct et certain avec la réparation d’un désordre sollicitée par le maître d’ouvrage.
Le fait pour un maître d’œuvre de ne pas attirer l’attention du maître d’ouvrage sur la nécessité d’émettre des réserves à la réception sur des désordres apparents a en effet pour seule conséquence d’empêcher le maître d’ouvrage de mettre en cause la responsabilité contractuelle, biennale et décennale du titulaire, et non de réceptionner un ouvrage exempt de tout vice de construction. Le vice de construction est en effet inhérent à la faute du titulaire du marché de travaux et non au défaut de conseil du maître d’œuvre à la réception (CE, 06 avril 2007, n°264490).
4.3 – Enfin, le juge administratif, en fonction de la gravité de la faute du maître d’ouvrage appréciée notamment en fonction des connaissances techniques, financières et juridiques dont il dispose, peut partiellement ou totalement exonérer le maître d’œuvre de sa propre faute de conseil, dès lors que la faute du maître d’ouvrage est à l’origine exclusive ou partielle du dommage que ce dernier invoque (CE, 10 juillet 2013, n°359100 ; CAA Bordeaux, 27 décembre 2006, n°04BX00084).